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Marc A. Berthod
Anthropos 100.2005
pour communiquer avec le registre surnaturel. 3
Cette limitation importe dans la mesure où les
contours entre la science et l’occulte n’ont cessé
d’être âprement définis et négociés durant toute la
deuxième moitié du XIX e siècle. 4
Durant une période où la sécularisation était un
enjeu institutionnel et gouvernemental, les nou
velles technologies et les progrès scientifiques
n’ont donc pas pu servir d’instruments de conci
liation entre les sphères du “profane” (ou encore
du “naturel”) et du “sacré” (du “surnaturel”) qui
se dessinaient de plus en plus nettement. Talal
Asad (2003) rappelle à ce propos que la conception
moderne d’une “nature” régie par ses lois propres,
explicables par la raison et l’observation, fait de
la foi, auparavant une vertu, un mode de connais
sance parallèle, exclusif par principe, de celui de
la nature, d’ordre scientifique. 5 Cette conception a
permis de reléguer le mythe ou la magie dans les
affres de la superstition.
En ce sens, quand les progrès techniques sont
incorporés à la production de systèmes symbo
liques d’une doctrine religieuse dans le but d’ef
facer ou masquer la limite séparant les morts des
vivants, il y a transgression; celle-ci combine une
dimension politique et une dimension épistémo
logique. Pour la dénoncer et la sanctionner, les
détracteurs des prétentions spirites se sont appli
qués à définir les usages de la photographie hors
du registre surnaturel (ce qui ne veut pas dire né
cessairement hors du registre fictionnel). Ils y sont
parvenus en interprétant le statut des spectres mis
en scène par les spirites en terme de superstition;
cette interprétation s’est traduite par un constat de
crédulité relative à la vie des défunts et à leur
intervention supposée parmi les vivants.
3 II s’agit peut-être d’éviter que la technique ne remplace
le corps des mystiques dans l’expression du “sacré”? Il
est intéressant de relever à ce propos que les spirites
cherchaient à faire du corps des médiums une “machine”
permettant de faire communiquer les registres “naturel”
et “surnaturel”, comme l’a relevé l’ethnologue Christine
Bergé (1990).
4 Cela est d’ailleurs bien montré dans l’ouvrage dirigé par
Bensaude-Vincent et Blondel (2002), intitulé “Des savants
face à l’occulte. 1870-1910”.
5 Comme le mentionne Asad (2003: 32), la distinction entre
ces deux sphères est l’un des traits caractéristiques du projet
de la modernité; “In medieval theology, the overriding
antinomy was between ‘the divine’ and ‘the satanic’ (both
of them transcendant powers) or ‘the spiritual’ and ‘the
temporal’ (both of them worldly institutions), not between
a supernatural sacred and a natural profane”. Sur cette
opposition, voir aussi Philippe Borgeaud (1994).
1.2 Crédulité, peur des esprits et rituels funéraires
Cet exemple sert à montrer que le statut ambi
gu de certains défunts, ici les spectres mis en
scène par la photographie, est relatif au débat qui
a cours sur la valeur de la “Science” et à ses
tentatives d’émancipation du domaine religieux.
Désirant mettre au jour les lois et les mécanismes
du monde réel et matériel, le discours de et sur la
“Science” a contribué à produire la représentation
d’un monde spirituel et religieux, dont la connais
sance relèverait de méthodes qui lui sont distinctes.
Bien que ces deux mondes ne soient pas forcément
perçus comme incompatibles, un tel discours est
enclin à assimiler toute interpénétration de ces
mondes à de la superstition.
C’est dans ce climat de pensée qu’émerge et
s’institutionnalise le regard scientifique de l’an
thropologie, centré sur les sociétés “primitives”
ou “sauvages” situées au bas de l’échelle de l’é
volution sociale selon les conceptions alors en
vigueur. Dépourvues des moyens technologiques
qui fascinent le XIX e siècle, ces sociétés vont
servir à commenter la notion de progrès des civili
sations. Elles sont tout particulièrement utilisées
pour discuter les fondements de la religion et,
parallèlement, ceux de la science.
Les faits relatés par les premiers ethnographes
sur les phénomènes de possession, sur la trans
migration des âmes ou la peur des esprits chez
les Aborigènes australiens, les Indiens d’Amérique
ou les nomades de Sibérie - voire les peuples
de l’Antiquité - ont très vite été conçus comme
des témoignages de leur crédulité. Les nombreuses
descriptions relatives à l’existence de la catégorie
des “non-morts” ont ainsi été lues à l’aune de
ces oppositions entre profane et sacré, naturel et
surnaturel, matériel et spirituel.
Je ferai toutefois remarquer que les “non-morts”
des “primitifs” ne revêtaient pas le caractère trans
gressif qui était dénoncé dans les photographies
transcendantales des spirites. C’est que les es
prits des “sauvages” ne mettaient pas en danger
l’idée que la technologie appartenait au domaine
de la science; ils reflétaient de façon originelle
cette incapacité à distinguer entre deux registres
que les positivistes évolutionnistes, non sans diffi
culté, tentaient de dissocier. Partant de ce principe,
ces positivistes ont estimé que les membres des
sociétés “primitives” ou “sauvages” étaient gou
vernés par leurs croyances; que ceux-là vivaient
dans un monde ne connaissant pas de limite entre
morts et vivants.
L’historien de l’anthropologie Georges Sto
cking rappelle à ce propos qu’il existait une cer