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Claude Rivière
Anthropos 92.1997
Mais l’idée de réponse à la crise explique surtout
la multiplication des Eglises prophétiques et des
messianismes, de même de la recrudescence des
protections contre la sorcellerie, des recherches de
guérison, des rites de possession et des séances de
divination. En partie non! Car la crise ne remplit
pas miraculeusement les lieux de culte de divers
christianismes et d’autre part cette crise doit être
modulée. Elle a pu être plus forte que maintenant,
il y a quinze ou vingt ans en Guinée, au Bénin, au
Congo ou au Mozambique. On sait que la marxi-
sation temporaire du Bénin par exemple a eu un
effet de remplissage des séminaires et des Eglises
au moins aussi puissant que ne l’a eu ensuite le
régime de Soglo, issu d’une conférence nationale
dirigée initialement par un évêque, et en difficulté
comme partout pour réaliser un ajustement dit
structurel.
La question des corrélations peut se poser aus
si sous l’angle du rapport tradition-modernité. Y
aurait-il ressurgissement de la dimension religieuse
propre à l’Afrique traditionnelle chez les déçus
du mirage de la modernité? Tout d’abord, la
valorisation d’attitudes sacrales ne signifie pas,
dans le cas africain, retour aux cultes ancestraux,
éventuellement modifiés par l’effet d’une dyna
mique externe. En réalité, ce qui se développe,
ce ne sont pas les religions traditionnelles mais
bien des éléments de celles-ci prélevés dans la
culture et agrégés aux syncrétismes tout comme
aux christianismes qui revendiquent une incultu-
ration c’est-à-dire une prise en compte de bribes
du sacré traditonnel à incorporer dans la forme du
culte chrétien. A mesure que s’effacent les sociétés
traditionnelles dont la religion était l’institution
totale, les sociétés modernes font encore comme
si l’instance religieuse était le recours majeur dans
la détresse et le danger.
Il n’est pas faux de penser que la vitalité re
ligieuse de l’Afrique contemporaine a la même
finalité implicite que les prophétismes de l’époque
coloniale: tenter de maîtriser les changements en
obtenant, par le langage symbolique du mythe
et du rite, une sécurité affective que ne procu
rent actuellement ni l’engagement politique, ni
le travail dans une économie peu rémunératrice.
Mais les religions de l’Afrique moderne rencon
trent nécessairement des logiques politiques et
économiques différentes dans leurs moyens aussi
bien que dans les valeurs prônées pour parvenir au
bonheur. Qu’en était-il antérieurement? Un recours
rapide à l’histoire visera à réarticuler les dynamis
mes religieux et politiques.
2.2 Flash historique
Dans toute l’histoire de l’Afrique les rapports
politique-religion ont été prégnants. Les grands
empires médiévaux du Ghana (XI e siècle), Mali
(XIV e ), du Songhaï (XV e ), ont tenu leur force
d’une haute administration islamisée. Aux XVIII e
et XIX e siècles, des imams, meneurs de jihad, ont
construit des empires en luttant contre l’animisme
(Karamoko Alfa au Fouta Djalon) et contre la
pénétration étrangère chrétienne (El Hadj Omar,
Almamy Samory ...). Avant même la colonisation,
la situation politico-sociale entraîne des mutations
religieuses au niveau des mythes (attente de la
femme-roi Nyabingi par les Hutu sujets des Tut
si) comme à celui des cultes de possession (bon
hausa, zar éthiopien, jine don manding, orisha
nigérian, vodun dahoméen, ndoep sénégalais), le
bori par exemple représentant la réaction religieuse
des femmes à leur marginalisation dans l’islam
et à l’ébranlement des structures lignagères. Des
systèmes de possession ont été impulsés par le haut
(cultes d’ancêtres royaux puis lignagers au Bénin)
ou bien par le bas (recréation d’une identité nou
velle dans la religion populaire songhaï touchée
par l’islam).
Les commerçants du Sahel ont accompagné
les trajectoires de l’islam tout comme les mis
sions chrétiennes ont accompagné l’économie
de traite des produits et la conquête coloniale. Au
pluralisme animiste, la colonisation a opposé une
concentration du pouvoir en même temps qu’une
concentration monothéiste dans la sphère du
symbolique. C’est comme un “apprivoisement
du secret des Blancs” (Chrétien 1993: 238) que
s’effectue dans un premier temps le mouvement
de conversion au christianisme. Lors des guerres
d’indépendance en Angola et au Mozambique,
on sait combien le protestantisme a été actif à
l’inverse d’un catholicisme assez compromis avec
le Portugal. Au Zimbabwe, les spirit médiums
ont joué un rôle important dans le processus de
décolonisation. Forme aussi de déconstruction ou
de mise au service d’enjeux autochtones, que
l’utilisation du christianisme, dans ce même Zim
babwe, pour se déprendre des pesantes hiérarchies
traditionnelles.
Les mouvements nationalistes (sauf au Nord
Soudan et au Nord Nigeria islamiques) ne se sont
pas réclamés de la religion, même si la pensée
de Nyerere doit au catholicisme et même si les
clivages politiques recoupent au Lesotho et en
Ouganda la division catholiques-protestants. Dans
les nouveaux Etats, les monothéismes continuent
d’exercer leur attrait, encore que le passage à une