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Bernard Formoso
Anthropos 99.200 4
cas aussi, la chasse aux têtes, réalisée sur le
mode du raid éclair, précédait les semailles jus
qu’à son interdiction par les instances étatiques et
était censée garantir la fertilité des champs. Ces
activités de prédation ouvraient un cycle rituel, clôt
par l’installation de la tête sur l’un des poteaux
qui formaient des haies bordant l’entrée principale
du village. Enfin, concernant plus spécifiquement
les tambours monoxyles, ils étaient chez les Naga
comme chez les Wa frappés par deux rangées
d’hommes lors de différents rituels et le halage
comme le creusement du tronc dont ils étaient
faits déclenchait une série de rituels parmi les plus
importants de la vie locale.
Par contre une différence de taille, sur laquelle
il convient d’insister, démarque les deux popula
tions: chez les Naga, les campagnes de chasse aux
têtes unissaient les membres d’un quartier, voire
de deux au sein d’une même agglomération, mais
elle ne mobilisait jamais des villages entiers, ainsi
que l’indique C. Fürer-Haimendorf (1969:42) à
propos des Konyak, alors qu’à l’inverse les mêmes
événements contribuaient au maintien d’un solide
esprit de corps entre les segments lignagers re
groupés localement chez les Wa. Cet esprit de
corps et la complémentarité fonctionnelle reconnue
aux différentes composantes sociales était mise
en scène lors de la percussion des tambours mo
noxyles qui accompagnaient la collecte de nou
velles têtes. Cet épisode rituel, peu connu et dont
nous voudrions examiner ici les aspects symbo
liques, renvoyait selon un rapport logique particu
lier au mythe d’origine des lignages Wa.
L’analyse qui suit repose à la fois sur des
données que j’ai collectées en 1997 auprès des
Wa du district de Lancang, dans la préfecture
de Simao, province du Yunnan, et sur la riche
ethnographie recueillie au début des années 1950
par les chercheurs chinois que le gouvernement
communiste avait mobilisés afin de recenser les
us et coutumes des peuples du pays et de mettre
en œuvre sa politique des nationalités (cf. Minzu
Wenti ... 1983).
Chasseurs de têtes dans les marches chinoises
Les Wa, appartiennent à la ramification Palaung-
Wa de la branche Môn-Khmer, qui s’inscrit elle-
même au sein du vaste ensemble austro-asia
tique. Ils vivent depuis une période semble-t-il
très ancienne dans les confins septentrionaux de
l’actuel Myanmar et du sud-ouest de la Chine. Au
Myanmar, ils sont localisés à l’est de la ville de
Lashio, dans la haute Salween, correspondant à la
zone autonome des Etats Wa, tandis qu’en R. P. de
Chine, ils sont concentrés dans les préfectures de
Lincang et surtout de Simao, au Yunnan (cf. carte).
Selon certaines estimations récentes, ils seraient
environ 600 000 dans le premier pays et 415 000
dans le second. 3
En Chine, les Wa se répartissent eux-mêmes
en deux catégories; les Hsiao Wa (Petits Wa) et
les Ta Wa (Grands Wa). Cholthira Satyawadhna
(1990: 87 s.) l’a bien noté: les premiers appellent
les seconds Lua, qui eux-mêmes s’auto-désignent
Laveue ou Aveue, à la manière des Lua (Lawa)
bouddhisés de Chiangmai et de Maehongson, en
Thaïlande. C’est auprès de représentants des Hsiao
Wa établis dans le district de Lancang (Simao) et
plus précisément dans le canton (xiang) de Xuelin
que j’ai travaillé en 1997 (carte). Dans leur langue
ces Wa se nomment Palaukoe. Ils comptent pour
84% des habitants du canton et se répartissent
dans 45 villages au peuplement ethniquement ho
mogène. 4 Dans les basses terres et sur les flancs
des montagnes, jusqu’à une altitude d’environ
800 m, ces Wa pratiquent la riziculture irriguée
en terrasses dont ils auraient, selon leurs dires,
appris la technologie des Chinois Han cinq ou six
générations en arrière. Au-dessus de cette altitude
dominent les champs sur brûlis où se mêlent riz,
maïs, tubercules, légumes et arbres fruitiers.
La chaîne de montagnes dans laquelle s’insère
le canton et qui trouve ses prolongements dans
les Etats Wa du Myanmar voisin, correspond
aux limites septentrionales que Scott et Hardiman
assignaient à la fin du XIXe siècle à la pratique de
la chasse aux têtes. Selon des informations que j’ai
collectées localement, les Palaukoe auraient coupe
leurs dernières têtes au début des années 1940,
pour ensuite poursuivre pendant une décennie leurs
activités rituelles grâce à des têtes de condamnes
à mort qu’ils achetaient aux Chinois, ou de la
décapitation de cadavre de soldats tués au combat
lors de la guerre civile de 1945-1949. 5 Plus glO'
3 Ces estimations ont été obtenues par consultation le 11 mai
2001 du site internet http://www.wa.peoples.org.
4 Les autres groupes représentés localement sont les Lahu et
les Chinois Han.
5 Torogoe (1996; 101) évoque une pratique voisine à propos
des Wa de Ximeng, Menglian et Cang yuan. Elle consistait
à exhumer les corps dans les cimetières pour leur couper
la tête. Notons également que certains sous-groupes des
Etats Wa, comme les Kat Hi et les Kawn Chung avaient
organisé de longue date leurs cultes autour de têtes non
pas chassées, mais récupérées dans les cimetières ou sur
les champs de bataille. Embree et Thomas (1950:55"
57), comme Pitchford (1937:231) mentionnent aussi des
villages des Etats Wa qui, ayant renoncé à la chasse au*
têtes, achetaient de vieux crânes auprès des localités 9 ul
continuaient à la pratiquer.