Les chevaux de la conversation, le miel de la tradition et l’or des paroles
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Anthropos 89.1994
se retranche derrière une autorité: celle des ancê
tres, du clan, de la tradition, du peuple, etc. ... Ce
caractère de citation est souvent indiqué dans les
textes par des guillemets à l’intention des acteurs
ou du lecteur. De plus, dans une cinquantaine de
cas (sur 133), 10 11 pour intégrer ces proverbes dans le
discours dramatique, les auteurs utilisent des for
mules accompagnatrices d’introduction ou d’inté
gration placées avant, à l’intérieur ou après le pro
verbe. Ces insertions métalinguistiques signalent
le proverbe, soulignent sa valeur de témoignage et
de preuve, et renvoient à une autorité. Tout cela est
évidemment perdu si on isole les proverbes dans
un registre.
Ce marquage stylistique peut se faire par des
mots comme “proverbe”, “adage”, “dicton”, ou par
des formules d’intégration. Les formules les plus
courantes sont de courtes insertions: “comme dit
un proverbe”, “comme le dit un adage”, “comme
le disent nos ancêtres”, “les anciens”, ou “nos
grands-pères”, “la sagesse nous enseigne que ...”,
ou encore, de façon plus vague: “on dit que”,
“sache que”, “alors tu dois savoir que”, ou, d’une
façon légèrement plus affirmative: “il est vrai que”,
ou, avec un doute: “est-ce vrai que”. Parfois même,
pour introduire un proverbe français, on précise,
pour être persuasif “chez nous”: “dit un proverbe
de chez nous”, 11 ou, également pour introduire un
proverbe bien français: “Nous autres Africains, ne
disons-nous pas .. .”. 12 Certains par contre pren
nent leurs distances: “On nous avait pourtant ap
pris qu’en français .. .”, 13 ou, pour introduire ce
qu’on pourrait appeler des anti-proverbes ou des
déformations de proverbes français: “N’est-ce pas
ce qu’enseigne la sagesse de leur terroir”, 14 ou
“J’affirme que, contrairement à ce qu’on continue
à raconter .. .”. 15 Et quand, dans une des pièces,
10 Dans la même fonction les Mossi utilisent souvent ces
formules dans la conversation courante pour y introduire
des proverbes; cf. Bonnet 1982: 178 s.
11 “ ‘Ventre affamé n’a point d’oreilles’, dit un proverbe de
chez nous” (Da 1979: 14); cf. Doumon 1986: 338 et Lou-
bens 1889: 281; - “Mais à bon vin, point d’enseignes [sic],
dit un proverbe de chez nous” (Ouédraogo 1977: 22); cf.
Doumon 1986: 343 et Loubens 1889: 23.
12 “Nous autres Africains, ne disons-nous pas que le linge sale
se lave en famille” (Ouédraogo 1988: 59; - cf. Doumon
1986: 173).
13 “On nous avait pourtant appris qu’en français le mot ‘im
possible’ n’existait pas” (Konaté 1988: 23; - cf. Rey et
Chantreau 1982: 516 et 517).
14 “Pour mieux étouffer, il faut embrasser: N’est-ce pas ce
qu’enseigne la sagesse de leur terroir?” (Ouédraogo 1977:
47; - cf. Doumon 1986: 120: “Qui trop embrasse, mal
étreint.”).
une jeune femme utilise une locution proverbiale
sans user de marquage, son interlocuteur la prend
pour une injure (Amuzu 1976fi: 9). Enfin chez un
auteur, lecteur attentif de la première page des
grands journaux nationaux africains et qui sem
ble avoir bien compris où se trouvent les vérita
bles autorités spirituelles des temps nouveaux, on
trouve cette formule d’intégration originale: “Cela
ne fait que confirmer la pertinence et la véracité
de la pensée du chef de l’Etat qui disait dans son
message à la nation, que ... [suit le proverbe]”. 16 *
Les fonctions d’utilisation qui se dégagent de
ces proverbes peuvent être regroupées en sept
groupes d’importance inégale.
1.
Le premier groupe obéit à un double impératif:
recréer un monde traditionnel, et s’adresser à un
public rural encore essentiellement traditionnel.
Amadou Koné m’écrit (lettre du 26/12/76) qu’il
essaye par l’emploi de proverbes “de reproduire
le discours des anciens tel qu’ils le tiennent. Ce
discours ne peut naître sans le proverbe qui con
tient la sagesse de la tradition et qui est signe de
maturité ...”. Et Coulibaly Dieudonné, en février
1992 à Bobo-Dioulasso, explique que l’utilisation
des proverbes, surtout dans son théâtre de sen
sibilisation en jula, lui permet de faire passer le
message auprès d’un public essentiellement rural,
parce qu’il facilite l’identification du public avec
les personnages. En s’adressant au public dans les
images auxquelles celui-ci est habitué, les pro
verbes aident à la compréhension.
Les proverbes remplissent principalement ce
rôle dans l’argumentation des vieux, lors des pa
labres ou dans un milieu rural. Ils véhiculent des
normes morales, sociales et juridiques de tendance
plutôt conservatrice. On les trouve aussi dans ce
qu’on pourrait appeler le théâtre de tendance eth
nographique, où ils sont utilisés dans un souci
de réalisme et d’authenticité, parfois de couleur
locale, pour recréer et illustrer les croyances et
manières de s’exprimer populaires. Mais on les
15 “J’affirme que, contrairement à ce qu’on continue à racon
ter, ‘l’habit fait l’homme’ ” (Konaté 1988: 22; - cf. Doumon
1986: 152 et Loubens 1889: 198: “L’habit ne fait pas le
moine.”).
16 Ouédraogo 1988: 86: “Cela ne fait que confirmer la per
tinence et la véracité de la pensée du chef de l’Etat qui
disait dans son message à la nation, que lorsque la souris
se rendra compte qu’elle n’est pas de la même famille que
le chat, les choses s’éclairciront d’elles-mêmes.”