Les chevaux de la conversation, le miel de la tradition et l’or des paroles
21
Anthropos 89.1994
délicat. On s’approche pas à pas d’un problème
épineux: “Cette fois la barque a atteint la rive. Il
est indispensable maintenant de ‘prendre le taureau
par les cornes’ ... en tout cas, il faut voir cette
affaire ‘dans une calebasse’.” 28
C’est en ces termes que commence le discours
du polygame qui veut ramener une de ses femmes
à son beau-père parce qu’elle est stérile. Le beau-
père, connaisseur des règles de la bienséance, lui
réplique dans le même style: “ ‘Il n’y a pas de fu
mée sans feu.’ Je suis persuadé qu’il y a ‘anguille
sous roche’. De mon côté j’irai voir un sorcier à
deux lieues d’ici. Ne désespère pas. ‘Il n’y pas de
problème sans solution’. 29 ‘Il n’y a pas d’effet sans
cause’” (Coulibaly 1991: 12).
Certains des proverbes cités plus haut présen
tent également d’autres fonctions à côté de la
fonction socio-psychologique: “Thiama, vous sa
vez bien que la vieille habitude de la fourmi est
de piquer” (Sowié 1983: 47); “Oui, tu sais Kito,
un proverbe de chez nous dit ‘Celui qui a besoin
du vin de palme accroche la gourde au palmier’ ”
(Thiombiano 1974: 1); “Evidemment nul n’ignore
que quand on sème c’est en vue de récolter” (3).
Et on a même recours à un proverbe, pour
réparer une impolitesse commise, comme si on
cherchait dans la mémoire collective de la tradition
un précédent qui pourrait servir d’excuse: pour
justifier que le jeune, fils du chef, ait osé convo
quer une réunion des notables, l’un d’entre eux a
recours à l’autorité du proverbe pour sauvegarder
les bienséances: “Les anciens ont dit aussi: ‘Quel
quefois les jeunes gens peuvent jouer pour faire
danser les vieilles personnes’ ” (Koné 1974: 59),
c’est ce que Amadou Koné appelle “la sagesse de
la tradition qui est signe de maturité” (lettre privée
du 26/12/76). Un autre exemple de cette fonction,
pour s’excuser d’une impolitesse: “... puisque le
vin est tiré, il faut le boire” (Konaté 1988: 25);
pour ce proverbe français, cf. Doumon 1986: 343.
4.
Le quatrième groupe est caractérisé par la fonc
tion thérapeutique. De la même façon que, dans
une discussion, il arrive que l’argumentation per
sonnelle devienne insuffisante, et qu’on se sente
obligé de faire appel à l’autorité et à la sagesse
traditionnelle de la collectivité, ici, dans les ex
périences nouvelles et douloureuses, on a recours
28 = bien étudier la situation, la citation se trouve dans Cou
libaly 1991: 12.
29 Cf. “Yelkay n’katimhé” (Bougma 1987: 13).
au trésor d’expériences collectives pour y chercher
un ersatz d’expérience personnelle sous forme de
proverbe. Ce proverbe a un effet rassurant pour
nos personnages, ils ne se sentent plus menacés
par le nouveau, l’inhabituel qui les isolait, mais
ils se sentent reliés avec le groupe, donc rassurés,
le proverbe attestant que le groupe a déjà fait
ce genre d’expériences. Retrouver une situation
conflictuelle réglée dans la tradition collective lui
ôte son aspect menaçant et troublant. Dans ce con
texte les proverbes peuvent donc avoir une fonc
tion thérapeutique, les consulter tient lieu d’une
visite chez le psychiatre. Dans notre corpus on
trouve une dizaine de proverbes utilisés dans cette
fonction, nous en avons déjà rencontré un dans la
scène des deux coépouses qui attendent l’arrivée
de la troisième (Coulibaly 1991: 4), où il sert de
régulateur de tensions affectives et sociales.
“Un de perdu, dix de trouvés”, dit-on, pour la
consoler (Atelier Théâtre Burkinabè 1988d: 40),
à une fille abandonnée par celui qui l’a rendue
enceinte. Mais ce proverbe a dans ce cas une
double fonction: parallèlement il annonce la suite
de la pièce: la fille séduite finira par devenir fille
publique. Le proverbe à côté de sa fonction théra
peutique remplit une fonction dramaturgique, donc
esthétique.
Des expériences nouvelles sont intégrées dans
les expériences vécues de la collectivité afin de
leur enlever ce qu’elles peuvent avoir d’inquiétant
et d’alarmant: Lorsqu’une révolte s’annonce qui
fera tomber le dictateur sous lequel ils avaient
vieilli, les vieux commentent: “Petit vent abat
grand arbre, dit un adage de chez nous” (Palen-
fo 1970: 12). 30 L’expérience, le fait d’avoir sur
monté un danger, même si ce n’est que dans la
tradition orale, écarte la peur, l’angoisse que nos
personnages éprouvent devant l’inconnu: “Après
tout, craint-on la pluie une fois mouillé”? (Palenfo
s. d.: 2).
5.
Dans le cinquième groupe j’ai réuni des proverbes
de fonctions diverses utilisés dans le discours po
litique, ce qui permet de souligner davantage leur
contexte. Comme leurs équivalents dans la réalité,
les hommes politiques dans nos pièces ont égale-
30 D’autres exemples de proverbes dans cette fonction se
trouvent dans Palenfo (s. d.: 2), T. P. Sawadogo (1982: 6),
Zonhié (1984: 2), Coulibaly (1991: 5) et Hama (19877?: 5):
“Il est vrai que quand le chat n’est pas là, les souris dansent”
(cf. Doumon 1986: 72 et Loubens 1889: 298).